ESS et économie collaborative : chacune a besoin de l’autre
Une Tribune de Marine Albarède, Daniel Kaplan, Véronique Routin, FING.
L’entreprise surcapitalisée Blablacar a pratiquement évincé tous les acteurs coopératifs ou publics du covoiturage sur moyenne et longue distance – mais elle a transformé une pratique marginale en phénomène de masse, sans en faire disparaître les caractéristiques collectives, voire sociales.
L’entreprise agréée ESS La Ruche Qui Dit Oui fait face à de vives critiques de la part du mouvement des AMAP pour s’être éloignée du modèle de référence, à savoir la relation directe entre les consommateurs et les agriculteurs – mais elle fournit des débouchés à un nombre beaucoup plus grand de producteurs locaux, sans demander un engagement aussi important aux consommateurs.
Ces deux exemples sont emblématiques de la relation complexe qu’entretiennent, d’un côté le mouvement ancien de l’ESS et de l’autre, la récente explosion de la consommation et de l’économie « collaborative » – c’est-à-dire, dont le fonctionnement repose sur la collaboration horizontale, la mutualisation et/ou le partage entre des individus indépendants les uns des autres, coordonnés à l’aide d’outils numériques.
L’économie collaborative semble détenir les clés qui pourraient permettre à l’ESS de sortir de sa relative marginalité, à l’exception de quelques secteurs tels que l’assurance. À moins qu’elle n’entretienne une dissociation mortelle entre la fin et les moyens, et que la structure de financement de ces startups, qui les oblige à l’hypercroissance, annonce inéluctablement l’abandon de tout objectif social au profit d’une lucrativité « illimitée » ?
En face, les premiers signes d’organisation, voire de syndicalisation des « contributeurs » de certaines plateformes d’économie collaborative, montrent qu’il leur sera difficile de pérenniser leur activité sans prendre au sérieux la question de la gouvernance. L’expérience de l’ESS en cette matière ou encore, dans la compréhension des enjeux sociaux, pourrait aider les entrepreneurs de l’économie collaborative à rapprocher leurs pratiques des valeurs auxquels ils font appel. A moins que ces modèles nés au XIXe siècle ne soient définitivement dépassés, ou bureaucratisés sans espoir de retour ?
Si la relation entre ESS et économie collaborative demeure aussi complexe (en dehors de quelques exceptions), cela tient à ce que leurs acteurs travaillent sur deux champs très différents. La consommation collaborative doit son succès récent à sa capacité de se focaliser sur l’expérience vécue par chaque individu sur le lieu et au moment de l’acte de consommation, de création, de mobilité, etc. Une expérience vécue avec d’autres, dans la relation, parfois dans le partage, monétaire ou non. Alors que l’ESS se focalise d’une part sur la gouvernance et de l’autre, sur la finalité sociale, deux éléments certes essentiels, mais aussi bien plus éloignés du vécu personnel.
En s’appuyant délibérément sur ce que leurs clients, usagers ou partenaires pourraient faire et vivre ensemble au quotidien, de nombreuses entreprises de l’ESS pourraient à la fois redonner vie et sens à un sociétariat souvent bien théorique, et aussi explorer des voies d’innovation nouvelles, différenciantes, et fidèles à leur valeur.
Si l’économie collaborative ne trouve pas d’autres modèles de financement et d’affaires que le modèle capitaliste classique, elle se banalisera très vite. Si l’ESS ne s’intéresse pas à la puissance des micro-collaborations, à l’expérience commune au cœur des petits actes quotidiens, à l’agilité et la diversité numériques, elle se marginalisera. Chacune de ces « économies » n’aime pas se le dire, mais elle a besoin de l’autre.
Daniel Kaplan dirige la Fing. Marine Albarède et Véronique Routin ont codirigé avec le collectif Ouishare le projet Sharevolution, qui propose plusieurs pistes pour l’avenir de la consommation collaborative.
Source : Le labo de l’ess